A Human Future
Jacques Dufresne: Redéfinir l'humain
Jean-Louis Munn : Vous aimez dire à la suite de Gustave Thibon qui fut votre mentor et votre ami que la perte de l’âme est indolore. Pourquoi?
Jacques Dufresne : Nous perdons nos facultés les plus subtiles insensiblement à notre insu. Puis lorsque nous réalisons le tort que nous nous sommes fait à nousmêmes, il est trop tard. Je suis devenu très sensible à la dévitalisation et à la perte d’une certaine joie de vivre élémentaire qui colore et anime les traits d’un visage ou les mots d’un discours. Quand cette richesse vitale disparaît chez un individu ou dans une communauté, elle est remplacée souvent par le cynisme ou le ressentiment qui sont des signes de dévitalisation. Une collectivité qui perd son âme, c’est le triomphe du cynisme. C’est aussi le suicide. Et comme la vitalité en moi correspond à celle de ma société, je meurs un peu, je perds une partie de ma joie et de ma volonté de vivre, chaque fois que l’un des miens se suicide. Cette richesse vitale fait donc partie de l’âme tel que je la conçois. La personne qui en est privée est condamnée au dénigrement de toutes les valeurs. Il résulte de ce ressentiment une certaine haine de soi qui pousse celui qui en est victime à tout dénigrer.
Y a-t-il un lien entre ce dénigrement et la violence faite à la nature?
Il n’y a pas l’ombre d’un doute. Le tort fait à la vie dans la nature est un produit du ressentiment. C’est pour çà que tout cela va continuer ainsi tant et aussi longtemps que la planète va être gouvernée par celui que Nietzsche appelait “ le dernier homme ” lequel, dans Ainsi parlait Zarathoustra, s’exprimait ainsi : «Un petit peu de poison, ici et là, pour vivre agréablement, beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement.» Ce dernier homme qui n’est capable que de confort, c’est bien l’homme du ressentiment. Privé de cette richesse élémentaire vitale, il ne peut qu’envier. Et cette privation est si douloureuse que peu d’hommes arrivent à s’avouer l’envie qu’ils ressentent devant la richesse vitale d’autrui.
Comment définissez-vous cette richesse vitale qui suscite un tel degré d’envie?
Il y a selon le philosophe allemand Klages quatre niveaux d’envie. Il y a d’abord l’envie de la richesse d’autrui. Devant celle-ci, il demeure possible de continuer à s’estimer soi-même si l’on est intelligent et beau. Par contre devant l’intelligence d’autrui, cela devient plus difficile. Mais si l’on est riche et beau, l’on peut encore y parvenir. Il y a ensuite la beauté d’autrui devant laquelle nous aurons toutes les peines du monde à garder notre estime de nous-même si nous n’avons pas le sentiment d’être beau également. Mais il y a ce quatrième niveau d’envie qui touche la richesse vitale d’autrui et que l’on peut définir justement comme cette aptitude biologique élémentaire au bonheur. Cette aptitude élémentaire, on peut l’observer chez beaucoup de personnes vivant avec un handicap auxquelles il ne reste parfois que cela. Et l’on reste frappé. On se demande comment elles font, compte tenu de tous leurs handicaps, pour être heureuses à ce point, pour sourire comme elles sourient. Peut-être assiste-t-on ici et sans le savoir à la manifestation de cette aptitude biologique au bonheur qui est fondamentale et inconsciente. C’est elle justement qui fait que l’on peut trouver de la saveur aux êtres et aux choses et que l’on peut par notre présence donner aux êtres et aux choses de la saveur. C’est ce qui enchante et permet de réenchanter le monde.
Devant cette dévitalisation des êtres et des choses que peut-on faire?
C’est là la grande question. Nous sommes aujourd’hui menacés de désincarnation. L’être humain est de plus en plus insensible et abstrait. Il nous faut une ascèse qui nous aide à nous réincarner pour que se ranime en nous le peu de vie qui reste. Et la première façon de résister est de pratiquer ce que j’appellerai “ l’art de la greffe ”. Il s’agit de nous greffer tout entier sur des milieux vivants, de nous rapprocher des sources de vie, convaincus que la vie vient de la vie. Nos sens sont comme nos racines. Quand on vit longtemps dans un lieu inspirant que l’on connaît de l’intérieur, chaque nouveau regard sur un même paysage est une racine qui s’enfonce plus profondément en lui et qui en tire des sucs plus précieux.
Les racines ont-elles été oubliées au profit de la consommation?
Les racines immobiles ont été oubliées au profit des choix mobiles, des choix variés. La plante en nous est immobile, l’animal est mobile. Tout se passe comme si dans le monde actuel, on donnait à l’animal toute sa chance pour courir à droite et à gauche pour trouver sa nourriture, la consommation étant l’équivalent de la recherche de nourriture. “ L’art de la greffe ” est aussi l’art de se servir de la volonté non pas avec l’illusion que l’on peut faire résulter la vie d’un acte de la volonté mais pour aménager le temps et l’espace de manière telle que la vie puisse se communiquer à la vie. Mais, c’est une affaire difficile pour les gens d’aujourd’hui parce que cet art nécessite la continuité. Il est possible de gonfler des muscles par des procédés techniques mais ce n’est pas la vie qui revient. C’est autre chose qui ressemble plus à de l’hystérie. De là à ce qu’un imaginaire atrophié se reconstitue progressivement au contact des réalités de la vie...
Vous représentez ici l’existence humaine d’une manière plus végétale qu’animale, devient-il nécessaire aujourd’hui de redéfinir la nature humaine?
À l’âge du cyborg, il devient important de redéfinir l’être humain à partir de ce “ je ne sais quoi d’indéfinissable ”. Simone Weil disait : “ Il y a chez tous les êtres humains sans exception depuis la petite enfance jusqu’à la tombe en dépit de tous les crimes commis, soufferts ou observés, un je ne sais quoi qui s’attend à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal ”. Ce “ je ne sais quoi ” dont on a toutes les raisons de croire qu’il existe même chez la personne la plus gravement handicapée, est devenu ma conception de l’âme humaine. Je suis convaincu que ce qui nous fait et nous rend humain, est cette attitude à distinguer ce qui nous fait du bien de ce qui nous fait du mal.
Pourquoi avons-nous tant de mal à faire cette distinction? J’ai acquis la conviction que l’une des choses dont souffre l’homme contemporain normal, est d’avoir perdu le lien en lui-même avec cette partie divine, d’être incapable de la reconnaître, de coïncider avec elle et de se construire lui-même autour d’elle comme une église romane se construit autour de la clé de voûte ou du puits de lumière.
Vu sous cet angle, le rôle des personnes les plus gravement handicapées devient très important. Tout se passe comme si en perdant leurs facultés intellectuelles, elles étaient réduites à cette partie irréductible et divine de l’âme. Cette partie irréductible et divine affleure, se confond presque avec leur peau. Le fait d’apprendre à respecter cela chez ces personnes peut nous aider à le respecter et à le comprendre en nous-mêmes et à nous sortir de l’aliénation. C’est quelque chose de crucial.